Patrimoine : cuisine rituelle de l’accueil du printemps Par Rachid Oulebsir
Tafsut, la fête d’accueil du printemps, constitue de nos jours l’un des ultimes repères identitaires existentiels pour les amazighs du monde entier qu’ils soient en Afrique du nord, en Europe, en Amérique et ailleurs en Asie. C’est l’un des derniers que les multiples colonisations qui se sont succédées sur l’Afrique du Nord durant plus de deux mille ans n’ont pas gommé de la mémoire collective. Le retour du printemps mettant fin aux rigueurs de l’hiver, est une halte symbolique, un vecteur essentiel de sauvegarde et de transmission de notre patrimoine culturel immatériel, tout comme le sont d’autres durées comme Yennayer, Timechret, Tiwizi…
De nombreuses mutations affectent ce jalon essentiel dans son essence et ses formes d’expression. Ces changements dus à l’origine aux affrontements culturels des Amazighs avec les multiples civilisations qui ont colonisé l’Afrique du Nord, ont été accélérés essentiellement par l’avènement du capitalisme colonial français. Ils prennent de nos jours l’allure d’un processus de momification progressif.
À travers la célébration de Tafsut, la population algérienne amazighe dans son ensemble, réagit pour protéger ce qui lui reste de repères identitaires sans doute des plus solides avec Yennayer! Pour entreprendre notre renaissance culturelle, nous devons réapprendre à revisiter et découvrir les trésors de notre patrimoine immatériel fait de traditions et d’expressions orales, d’événements festifs, de langages, de pratiques sociales rituelles, de connaissances de la nature et de l’univers, de savoir-faire liés à l’artisanat, de qualifications artistiques, d’art culinaire de médecine traditionnelle, de toponymie, d’aspects vestimentaires, de croyances aux forces de la nature et des pratiques de sa protection, et tout caractère civilisationnel qui durant des siècles s’est transmis par legs générationnels.
L’un des secrets de la résistance de cette fête de l’accueil du printemps à l’usure du temps est d’avoir été porté par l’économie solidaire, celle du pain quotidien ! La gastronomie a été un vecteur essentiel de la transmission des rites et des mythes qui les environnent. La menace d’extinction plane encore aujourd’hui sur ce vecteur de transmission de l’Amazighité. Observer le rituel et en parler constitue des gestes de sauvegarde et de transmission.
« Seksu s uderyis » Le couscous à la Thapsia
Le couscous à la Thapsia ,une plante bulbeuse endemique des collines du Djurdjura est le plat rituel de l’accueil du printemps « Amaggar n Tefsut ». La sortie de l’hiver rigoureux et la renaissance de la nature, est célébrée par de nombreux gestes dont la cuisine particulière n’est pas des moindres. Suivant les régions de nombreux plats sont préparés avec soin à l’occasion.
Les plus répandus sont :
Au Petit déjeuner:
– Les crêpes au miel au petit déjeuner
– Les beignets au sucre fin
– Les galettes au beurre frais.
Au déjeuner
– Achebbwad : Crêpes bouillies au lait
– Ouftiyen : Fèves et grains de blé bouillis bien salés
Au Goûter ( Tanalt )
– En début d’après midi, un gouter rituel ( Tizzemit , ou Adhemin) est organisé autour d’un petit plat exotique, de la poudre de caroube mélangée à l’huile d’olive nouvelle
Au souper:
– Seksu s Uderyis, Couscous à la Thapsia
Préparation de « Seksu s uderyis » (Couscous à la Thapsia)
La fête d’accueil du printemps porte dans de villages le nom du plat spécifique de l’événement « Aderyis »
Seksu s uderyis est un plat particulier, préparé et consommé une fois dans l’année, au diner du premier jour du printemps. Considéré comme prophylactique, ce mets est préparé par des spécialistes. La plante Thapsia étant toxique, sa préparation nécessite des précautions spéciales.
Ingrédients :
– 2 à 3 racines d’Aderyis (thapsia),
– Sept plantes vertes forestières symboles de printemps (feuilles d’olivier, feuilles de lentisque, tiges de romarin, feuilles d’oranger ou de citronnier, feuilles d’oseille, tiges de scolyme, cardes sauvages…)
– Du couscous selon le nombre de personnes
– Pommes de terre, Carottes, Oignons et Fenouils
– Pois chiches
– Des œufs selon le nombre de personnes
– Sel, poivre et paprika
– Huile d’olive
Cuisson
– Faire bouillir les racines de thapsia (Aderyis) épluchées, plusieurs autres plantes vertes du printemps et les œufs en nombre suffisant.
– Cuire les légumes épluchés et coupés en dés à l’étuvée sur une marmite d’eau.
– Dans un grand plat, mettre le couscous sec et l’arroser d’eau. Laisser reposer un peu pour l’absorption. Séparer les grains en mélangeant entre les mains.
– Mettre le couscous dans le haut du couscoussier. Poser sur la marmite à couscous contenant de l’eau en ébullition. Laisser cuire à la vapeur.
– Démouler dans le plat, saler et arroser d’eau. Aérer et laisser reposer pour absorption totale de l’eau. Retirer du feu et verser dans le plat.
– Dans un grand couscoussier, Placer les pois chiches en premier puis les légumes cuits avec un peu de poivre et paprika.
– Les recouvrir de couscous et faire plusieurs passages à la vapeur de Thapsia en humidifiant et en aérant le couscous. Les vapeurs de Thapsia et d’autres légumes feuilles donneront au couscous une saveur et un parfum subtils
Consommation:
– Le couscous est servi arrosé d’huile d’olive accom-pagné d’œufs durs cuits avec le Thapsia
– Servi habituellement en fin d’après midi, le couscous sans sauce mélangé aux légumes cuits à la vapeur se consomme sans liquides. ( Ces dernières années , le Yaourt a fait son apparition comme ingrédient d’accompagnement)
Imensi ibaɛch ou le diner des fourmis
Dans l’imaginaire amazigh ancien, dans la cosmogonie qui nous est parvenue des premiers temps de la civilisation amazighe, la fourmi était considérée comme la conseillère agricole de « Yemma-s n ddunit » la première mère du monde la génitrice mythologique des Amazighs . Par respect à ce rôle primordial de la fourmi, les familles lui consacrent un diner « Imensi I Baɛac » composé d’un plat de couscous ou de plusieurs crêpes, des morceaux de galette, et des fèves grillées, soit des mêmes aliments consommées par les humains pour la circonstance
Un poème est récité lors de l’accomplissement du rite de protection des fourmis si utiles à la terre ! Chaque région a son poème.
Dans les villages d’At Douala
Atan imensi-nwen, ay ibaɛc
ṭṭixret nnaɣ ddut ɣaf nnɛac.
Voici votre souper, fourmis
Partez en paix et veillaient sur les civières
Dans les villages de la Soummam
Tafsut, n sellaḥ
Ttasaɛdit d rrbaḥ
Ad ǧuǧgen lenwar
Tamurt att zhar
Ibaɛac, ur d-teffɣen
izerman ur sexlaɛen
Que notre printemps,
Plaise aux saints
Qu’il soit heureux et prospère.
Que les fleurs se multiplient
Et que la terre soit souriante.
Que les fourmis ne sortent pas
Que les serpents ne nous effaient pas
Dans les Villages d’At Yahia
Ay abaɛuc agellid n yirsan
Imensi inek deg gwudu idumman,
Hadr a ttesxesreḍ i tuzyint ṭṭɛam.
O Insecte, roi des détritus,
Ton souper est dans le tas de fumier
Prends garde de dégrader le couscous de la belle !
Dans les villages de l’Akfadou
A yaw, a y ibaɛc,
Tebbɛat-iyi ad tteččem
Venez, insectes
et vous aurez à manger
Les soins par la Thapsia garganica
Aderyis est une plante méditerranéenne vivace de la famille des Apiacées. Elle est dite Bounfaa en arabe dialectal. Endémique en Algérie, elle présente une tige striée, glabre, ramifiée dans sa partie supérieure, atteignant de 0,90 à 1,40 m de hauteur. Les feuilles sont vertes, glabres. Les feuilles de la base de la tige sont grandes, les supérieures sont réduites à une gaine large. La racine est volumineuse, noirâtre extérieurement, blanche intérieurement.
Aderyis est une plante fortement toxique. La préparation du couscous relève d’un savoir faire ancestral, seule la vapeur des racines de cette plante devra passer dans les grains de couscous. Ne jamais consommer la plante ,feuilles tiges et racines sous quelque forme que ce soit .
Durant tout le printemps , les guerisseurs utilisent la Thapsia pour soigner l’asthme et les maladies respiratoires . Ils font bouillir la plante en milieu fermé et font des inhalations répétées en plusieurs séances par jour. Ils font egalement prendre des bains dans l’eau où a été bouillie la plante médicinale . Cette sorte de vaccination est répétée tous les 20 jours durant tout le printemps. C’était la médecine traditionnelle des aïeux qui ne connaissaient pas les antibiotiques modernes.